Discours de clôture
La session de printemps
de l’assemblée plénière des évêques de France est chaque année moins
longue que celle du début novembre. Celle-ci n’en a pas moins abouti à
des décisions importantes ; elle a connu aussi des temps de réflexion
dont les effets ne seront pas immédiats. Elle s’inscrit dans une séquence,
celle des mois écoulés depuis l’assemblée de novembre, marquée par le
maintien des précautions sanitaires, par moments desserrées, par moments
renforcés ; par l’assemblée plénière extraordinaire que nous avons
tenue en visioconférences fin février dernier pour réfléchir au sens de
la responsabilité quant aux violences et agressions sexuelles commises
dans l’Église ; par la publication le 1er février d’une déclaration à
propos de l’antisémitisme ; par le travail parlementaire sur le projet
de loi confortant les principes de la République. De tout cela, je
voudrais rendre compte devant vous, évêques mais aussi vous toutes et
tous qui écoutez ce discours et qui vous intéressez à la vie de l’Église
catholique ou qui vous êtes intéressés spécialement à cette session-ci.
Je voudrais aussi rendre compte du temps que nous avons consacré à
réfléchir à la conversion écologique nécessaire sous le titre : «
Produire et créer, quelle empreinte ? » et à la formation des futurs
prêtres.
Peut-être le savez-vous : les archevêques se
sont presque tous réunis à Lourdes avec le président et les deux
vice-présidents, le secrétaire général et les secrétaires généraux
adjoints et quelques membres des équipes de la Conférence indispensables
pour le bon fonctionnement d’une session. Les autres évêques et les
invités de la première partie de l’assemblée, consacrée à la crise
écologique et aux transformations auxquelles elle appelle ont participé à
l’assemblée par visioconférences. Ici, à Lourdes, nous avons eu la
chance de bénéficier d’un temps exquis. Nous voulions surtout
représenter ici toute l’Église de France, attachée au sanctuaire de
Lourdes, se confiant très spécialement en ce moment de son histoire à
notre Dame de Massabielle. Venus de toutes les régions de France, nous
voulions porter près de la Vierge Immaculée, si attentive aux peines
humaines, les défunts de ce temps d’épidémie, les familles endeuillées,
les personnes malades de la covid-19 ou d’autres maladies, les soignants
de tous ordres qui se mobilisent avec tant de générosité depuis
désormais plus d’un an. Nous avons prié à toutes ces intentions, à
toutes vos intentions, très spécialement lors des messes célébrées
chaque jour et lors du chapelet que nous avons prié en lien avec les
pèlerins présents et celles et ceux qui le suivent par internet, en la
fête de l’Annonciation, hier jeudi.
Notre session a commencé, presque sans
transition, après la prière des Laudes mardi matin et finalement dans le
droit fil de celles-ci, par la louange de Dieu. La conférence de M.
Paul Colrat, notre premier intervenant, a en effet été tronquée d’une
partie de son introduction, si bien que les premiers mots entendus
commentaient le titre de l’encyclique Laudato sì,
en soulignant que le Pape appelait à la louange, et non pas pour louer
la nature ou la terre mais Dieu lui-même : « Loué sois-Tu, Seigneur ! »
Alors même que les inquiétudes, voire les angoisses, sont nombreuses
face aux exigences de la crise écologique dans laquelle nous nous
trouvons, alors même que nous avions à décider comment poursuivre notre
écoute des personnes victimes et essayer de leur faire du bien alors
qu’elles avaient subi tant de mal, alors même que beaucoup de diocèses
souffrent d’un nombre réduit ou très réduit de vocations au ministère
sacerdotal, il était bon qu’il nous soit rappelé que l’élan premier de
notre âme peut être la louange du Seigneur : « Loué sois-Tu, Seigneur ! »
Dans un monde qui a bien des raisons de s’inquiéter, commencer ainsi ne
pouvait pas être anodin. Nous vivons par le don généreux que Dieu nous a
fait et nous fait ; nous vivons à partir d’une bonté originelle qui
imprègne tout le réel, plus profondément que ce qui s’impose si
évidemment au regard.
L’exclamation de saint François d’Assise, nous
le savons, ne jaillit pas d’un élan enfantin ni d’une admiration devant
le spectacle de la nature qui oublierait les drames qui s’y déroulent.
Saint François compose son cantique dans la fin de sa vie, au milieu de
grandes détresses physiques et morales, en le laissant monter d’une âme
profondément travaillée, affinée, renouvelée, par ce qu’il a vécu, ce
qu’il a vu et entendu, ce qu’il a compris dans l’intensité de son
existence. La nature n’est pas pour nous un tout englobant dans lequel
nous aurions à nous fondre ou par laquelle nous devrions consentir à
nous laisser absorber, elle est un don qui nous renvoie au Donateur et
qui nous appelle à une relation à ce Donateur et aussi à tous les êtres
et à tous les humains.
Car une caractéristique de l’être humain est
qu’il ne se contente pas, il ne peut pas se contenter, d’habiter la
nature telle qu’elle est. Il a besoin de la transformer, de la façonner,
pour la rendre bienfaisante pour lui et pour y trouver de quoi répondre
à ses besoins mais aussi à ses désirs ou à ses rêves. Nous n’avons plus
guère de traces de la manière dont nos ancêtres préhistoriques
aménageaient leur habitat, même si les traces laissées nous permettent
quelques conjectures, mais nous sommes encore et toujours émerveillés et
émus devant la beauté des dessins qu’un certain nombre d’entre eux ont
laissés. L’humanité n’a pu se contenter de jardiner la terre, elle l’a
creusée pour en extraire des minerais et fabriquer des ustensiles de
cuisine, des bijoux, des objets cultuels et aussi des armes. Paul Colrat
nous a bien montré comment la foi en la création ou plutôt en Dieu
créateur nous conduisait face à la nature à une attitude qui ne pouvait
certainement pas être d’appropriation, car l’appropriation devient
facilement prédatrice et destructrice, et réduit la nature à un ensemble
de ressources à exploiter, mais pas non plus être essentiellement de
sauvegarde ou de préservation, comme si l’idéal de la nature était
d’être transformée en parc naturel, et c. Nous avons compris que la
traduction française du sous-titre de l’encyclique de François était
trompeuse : elle rend par « sauvegarde » ce que les autres langues
rendent par « soin ». L’encyclique ne
nous appelle pas à sauvegarder la nature comme s’il s’agissait de la
maintenir en l’état ou de la ramener à un état pré-humain, elle nous
encourage plutôt à prendre soin de la nature en tant que maison commune,
c’est-à-dire d’accompagner le développement de la nature de manière à
lui permettre d’exprimer ses virtualités fécondes ou bienfaisantes afin
que tous les humains y trouvent de quoi se déployer dans toutes les
dimensions de leur être, un des critères de la justesse de notre soin
étant que tous trouvent une place qui leur soit bénéfique.
Ce seul énoncé fait apparaître ce qui appelle
un salut. La capacité de production et de création de l’être humain
devrait nourrir notre admiration et notre action de grâce. Il faut
constater, hélas, que son exercice s’accompagne presque inévitablement
de destruction, d’abus, d’exploitation exagérée, et que toute
appropriation tourne presque fatalement la confiscation, la prédation,
et par conséquent à la domination sur d’autres humains ou à leur
exclusion.
Il se trouve que nous avons entendu, dans la
liturgie de la Messe, des passages du chapitre 8 et du chapitre 10 de
l’évangile selon saint Jean. Or, tout au long de cet évangile, il est
question de l’œuvre de Dieu, des œuvres bonnes que Jésus fait, des
œuvres du diable, etc., et des œuvres que nous, humains, produisons. Le
problème spirituel peut être formulé ainsi : l’être humain ne peut pas
ne pas œuvrer, ne pas produire des œuvres, qui sont des actes ou des
objets, mais peut-il vraiment espérer faire l’œuvre ou les œuvres du
Père ? Plus dramatiquement encore : pourquoi l’être humain, dès lors
qu’il œuvre, qu’il agit, ne peut-il pas ne pas faire un peu ou beaucoup
de mal, ne pas apporter de la destruction, des déchets, des situations
d’injustice, d’exploitation et d’aliénation ou, dans un autre domaine,
celui des relations, mais la logique est la même, ne peut-il pas ne pas
risquer de blesser, de déranger, d’inquiéter, d’humilier les autres ?
Toute l’histoire adresse cette question, et la crise écologique la rend
plus insistante encore.
Nous vivons, je crois, un moment très spécial de l’histoire de l’humanité : comme jamais sans doute, nous sommes conscients que les activités humaines ou les réalités humaines, même les plus nobles, celles qu’il y a quelques décennies, on glorifiait sans mauvaise conscience, ont toujours transporté en elles des ambiguïtés porteuses de mort.
Nous savons aujourd’hui massivement que nous ne pouvons guère produire
sans polluer l’atmosphère ou les rivières, sans générer des déchets qui
finissent par souiller la terre, de même que nous ne pouvons cultiver ou
extraire ou fabriquer ou commercer sans générer des structures
d’inégalités plus ou moins destructrices. Nous
mesurons mieux qu’aucune époque avant nous combien tout acte de
production si réjouissant, bénéfique, voire admirable soit-il,
s’accompagne d’effets négatifs et est suscité par des intentions
qui ne sont pas toutes claires. Plus terrible encore : si nous nous
disons que l’œuvre de Dieu, c’est que nous aimions, nous constatons
aujourd’hui que l’amour lui-même peut engendrer des situations
destructrices. Tous les humains sont appelés aujourd’hui à un examen de conscience drastique où
toutes les réalisations personnelles et collectives et toutes les
relations doivent être revues sans cesse pour déceler ce qu’elles ont pu
transporter de destructeur ou ce qu’elles peuvent encore transporter de
destructeur. Le risque redoutable est que nous n’osions plus agir.
Le Seigneur Jésus nous a dit dans l’évangile
proclamé mercredi : « Qui commet le péché est esclave du péché ». Ainsi
parle-t-il en saint Jean : il n’y a pas d’entre deux. Un petit péché
place du côté du péché et fait sortir du côté de Dieu. Il est juste et
bon que la tradition morale ait appris à distinguer les péchés mortels
et les péchés véniels, ceux qui nous coupent de la relation vivante avec
Dieu et ceux qui l’endommagent seulement, mais nous ne devons pas
négliger la formule de la bienheureuse Isabelle de France : « Ce péché
est véniel mais il est mortel à mon cœur. » Aux yeux de Jésus, nous ne
pouvons nous résigner à aucun péché. Mais il ne nous prive pas d’agir.
Il vient au contraire nous libérer en nous donnant la lumière pour
désigner le péché comme péché et la force pour ne pas y consentir. Nous
ne pouvons pas davantage nous contenter de ce que toute activité humaine
se paie d’une perte, d’une dégradation, dans la nature. Certes, une
telle dégradation n’est pas de soi de l’ordre du péché mais du mal, mais
chacune de ces dégradations, chacun de ces déchets, signifie le règne
du péché en chacun de nous et en nous tous. L’être humain est invité à œuvrer l’œuvre du Père, il ne peut se satisfaire de la souiller ni beaucoup ni même un peu.
Mardi, nous avons entendu le Seigneur Jésus
déclarer dans l’évangile : « Vous, vous êtes d’en bas ; moi, je suis
d’en haut. Vous, vous êtes de ce monde ; moi, je ne suis pas de ce
monde. » N’entendons pas ces paroles comme si elles opposaient l’en haut
et l’en bas. Entendons-les plutôt à la lumière du psaume qui chante : «
La terre a donné son fruit ; Dieu, notre Dieu, nous bénit. » Ceux qui
sont d’en bas sont faits pour monter et celui qui est d’en haut pour
s’abaisser pour les rejoindre et les emmener plus haut avec lui. Le
monde n’est pas fait pour rester enfermé en lui-même, et il est « monde »
dans la bouche de Jésus selon saint Jean lorsqu’il ne veut pas être
rejoint et tiré vers ailleurs, c’est pourquoi Jésus ajoute : « Vous
mourrez dans vos péchés. En effet, si vous ne croyez pas que moi, JE
SUIS, vous mourrez dans vos péchés. » Car, telle est la bonne nouvelle
de Jésus : lui vient pour que le poids du mal et l’esclavage du péché
n’emportent pas l’humanité, mais bien son acte à lui qui vient nous
rejoindre jusque dans les profondeurs de la mort pour nous entraîner
dans sa Résurrection. Par sa plénitude acquise jusque dans sa chair
mortelle, il nous assure qu’aucun mal ne restera oublié au terme de
l’histoire, aucune victime ne sera purement et simplement passée au
compte des pertes et profits. Si toute activité de production suscite du
déchet et de la pollution et risque de créer des situations
d’injustice, et si toute relation, même la meilleure, ne peut jamais
être indemne de causer de la déception ou de la souffrance, Jésus nous
assure que Dieu, lui, ne se résout à ce que l’histoire humaine avance en
marchant sur des victimes qui en serait comme les déchets. Jésus est
venu pour tout récapituler et pour tout tirer vers le Père, en
commençant par les plus « petits » ou les plus « abîmés ». Ce faisant,
il nous invite à oser chercher l’œuvre du Père en chacun de nos actes,
chacune de nos réalisations. Il nous rend libres, non pas de faire ce
qui nous plaît sans réfléchir, mais parce qu’il nous rend la capacité
d’agir comme des fils ou des filles du Père, prenant soin de la maison
commune et de tous les êtres en commençant par nos frères et sœurs en
humanité, avec qui nous avons à tâcher de faire de cette terre et de ce
cosmos une « maison commune ». Cet effort n’est jamais achevé, notre
œuvre ici-bas ne peut être que mêlée, mais Jésus se livre pour que toute
existence humaine vaille la peine d’être vécue et puisse déboucher dans
la vraie « maison commune », dans la communion éternelle de Dieu.
Au cours de la première soirée, a été diffusé
pour les évêques et leurs invités diocésains le film « Les Pépites » a
montré avec force ce drame de l’histoire dont le Créateur refuse de se
contenter. Mais que deviennent, que pèsent ceux et celles des enfants de
la décharge qui n’ont pu être intégrés au programme de Monsieur et
Madame des Paillières ? Que deviennent, que pèsent, dans les vues du
monde de ceux et celles qui pensent globalement, les esclaves, les
enfants et les femmes, les ouvriers sous-payés, que l’on retrouve au
long de l’histoire ? En aucune des
œuvres dont nous profitons, nous ne pouvons totalement négliger ces
victimes, moins encore que nous ne pouvons ignorer ce que la production
de ces œuvres a causé de pollution et de déchets. Il me semble
que nous devrions, nous chrétiens, être capables de regarder cela en
face, parce qu’il est venu, l’Envoyé d’en haut, l’Envoyé du Créateur,
nous le savons, nous, et qu’il a fait que la fin de l’histoire perce les
atroces clôtures de la mort et du péché. C’est pour cela qu’il y aura,
nous le savons, un jugement : là sera mis au jour ce que nous avons
vraiment engagé dans nos actes et ce qu’ont provoqué nos œuvres. Mais
cette lumière ne sera pas pour nous accabler, mais pour nous permettre
de faire la vérité et de tourner vers le Père, en le remettant à la
force de son pardon même ce que nous n’aurons pas su faire ici-bas
vraiment en lui.
Cette foi ne saurait être un prétexte à ne pas
se préoccuper des effets négatifs de toute action. Au contraire, nous
devrions, nous chrétiens, profiter de la lucidité exacerbée de notre
époque et contribuer à cette lucidité, mais en croyant qu’il est
possible, Dieu aidant, de chercher des moyens de production et de
consommation nouveaux, attentifs à limiter le mal qui pourrait être
suscité et à transformer les relations sociales en n’étant pas dupes de
leur capacité à générer de l’injustice et de la violence.
Depuis cette vue un peu trop synthétique, je voudrais recueillir quelques convictions quant aux sujets qui nous ont occupés.
Tout d’abord concernant les productions et
créations humaines. Avec nos invités diocésains, nous avons entendus
deux conférences remarquables, l’une donc de M. Colrat, philosophique et
théologique, et l’autre de M. Bertrand Badré, ancien directeur général
de la Banque Mondiale et fondateur d’un fonds d’investissement, et des
témoignages extrêmement stimulants. Nous avons aussi réfléchi ensemble
en petits groupes, grâce aux prodiges de la technique. Dans ces groupes,
chaque invité a apporté beaucoup. Nous avons eu l’écho de ce qui se
cherche, de ce qui se fait, de ce qui se réfléchit, dans des milieux
très divers et dans des niveaux de responsabilité très variés, pour
agir, œuvrer, produire et commercer, échanger, tout en prenant en compte
le risque constant
- L’humanité doit œuvrer, ne pas se laisser
paralyser par la conscience du mal inévitable et du péché qui corrompt
tout. Mais désormais nous ne pouvons pas produire sans avoir conscience
des déchets et des pollutions que notre activité induit et sans chercher
à les réduire ou à les recycler, ni non plus sans être conscients que
tout travail, tout labeur, crée à des degrés divers des risques en
matière d’hygiène et de sécurité.
- Il serait vain et même dangereux pour
l’humanité d’entretenir l’illusion que nous pourrions vivre vraiment
sans laisser de traces de notre passage. Nous pouvons même au contraire
nous réjouir de laisser une telle trace. Mais nous pouvons et devons
chercher à toujours mieux réduire les pollutions et les déchets,
l’impact négatif de notre production, parce que même si nous ne pouvons que tendre à ce but sans jamais l’atteindre,
cette tension nous entretient dans l’attente de la vie en plénitude où
nous serons purement bienfaisants les uns pour les autres.
- L’accélération des pollutions vient de
l’effort considérable fourni par l’humanité, notamment occidentale, pour
nourrir une population nombreuse et fournir au plus grand nombre le
plus de produits possibles. Si l’accroissement de l’empreinte de
l’humanité sur la nature vient pour une bonne part de l’accroissement du
nombre des humains, l’ampleur de cet accroissement tient aussi à une
recherche exacerbée de possession, au fait que nous cherchons la preuve
de notre existence dans l’appropriation de biens plutôt que dans la
qualité de nos relations aux autres, à nous-mêmes, au cosmos, à Dieu. A la société de consommation, ne peut s’opposer qu’une spiritualité du désir. Seule l’abondance spirituelle peut faire goûter la joie d’une sobriété matérielle, nous a expliqué Paul Colrat.
- Se pose ici la question du motif de notre agir, de l’élan qui nous pousse à œuvrer.
Est-ce le profit, comme ce fut théorisé, M. Bertrand Badré nous l’a
brillamment rappelé, pour des raisons qui, pour n’être pas que mauvaises
n’étaient pas suffisantes, ou bien est-ce la volonté de répondre à un
besoin humain, un service à rendre qui est mieux rendu dans un contexte
de dynamisme économique plutôt que de simple économie de subsistance ?
- « On ne travaille que sur ce que l’on mesure
», a affirmé M. Badré, et c’est plus que vrai. De quelles manières
mesurons-nous notre agir, notre œuvre, pour la valoriser à nos propres
yeux ? Et comment regardons-nous l’œuvre d’autrui ? Ne mesure-t-on que
ce que l’on produit ou aussi ce que l’on suscite de déchets et de
pollution ? Quels instruments de mesure nouveaux pourrions-nous imaginer
? Comment prendre en compte les destructions sociales et humaines ?
Comment se fera l’équilibre ? - Parallèlement, à un autre niveau,
étroitement coordonné néanmoins, dans mon agir, est-ce que je ne regarde
que le but atteint ou est-ce que j’essaie de regarder les douleurs et
les déceptions causées ? Notre jugement ici-bas sur nos actes et nos
œuvres peut être de plus en plus précis, parce que nous ne regardons pas
le jugement de Dieu avec crainte, mais avec l’espérance de savoir enfin
ce que, réellement, nous avons fait.
Quant à la fraternité. Car il ressort des
évangiles que l’œuvre de Dieu, l’œuvre qu’Il nous donne de faire, c’est
de vivre en frères et sœurs, précisément en nous donnant les uns aux
autres de vivre, chacun dans sa singularité, nos relations édifiant peu à
peu une « maison commune » où chacun trouve sa place. Mais nous sommes
conscients que cette vision magnifique suppose que nous soyons sans
illusion sur les faux-semblants de la fraternité, sur le mépris,
l’envie, la méfiance, le dénigrement, la colère qui habitent toujours
plus nos cœurs et nos esprits et imprègnent nos actes et nos œuvres plus
que nous ne le savons.
- Je voudrais remercier au nom des évêques et
de leurs invités Mme Jeanne Zeller, M. Étienne Hirschauer, Mme Delphine
Chouvet, M. Bertrand Foucher qui nous ont apporté leur témoignage et les
EDC et le Secours catholique qui nous ont permis de les découvrir. Car
les uns et les autres nous ont montré qu’il était possible d’œuvrer dans
ce monde, de produire des œuvres, en recyclant les déchets de notre
système de production et de consommation et aussi en permettant
d’accéder à la dignité du travail des personnes que notre système social
peine ou même avait renoncé à y conduire. Il est sans doute
significatif que le recyclage des objets soit si propice à la
réintégration des personnes, encore une fois comme si les objets nous
étaient un signal des effets de nos organisations sur les êtres humains.
Il est impressionnant de voir que des hommes et des femmes pleins de
talents et de compétences consacrent leur énergie et leur temps à
permettre à d’autres de travailler en réorganisant le travail pour qu’il
soit accessible à tous plutôt qu’en imposant les modes de travailler à
tous. Certains ateliers en groupe ont montré que les associations
diocésaines pourraient chercher de manière plus déterminée à être de
tels lieux aussi. En tout cas, évêques et invités ont été remplis de
joie en constatant ces réalisations.
- Un des apports importants de l’encyclique Fratelli Tutti est précisément de remettre en lumière la dignité du travail. L’effort
de nos sociétés pour être plus inclusives mérite d’être reconnu, les
chrétiens se doivent d’y contribuer de toutes leurs forces. Produire,
créer, c’est forcément mettre en place des dispositifs de travail.
Certes, il faut chercher la rentabilité et l’efficacité, mais
l’imagination peut se faire créatrice aussi pour accueillir ceux et
celles qui sont moins adaptables. Ils nous indiquent quelque chose de la
dignité humaine eux aussi. Alors que le travail se transforme, que la
robotisation soulage les humains de bien des tâches pénibles mais
pourrait aussi un jour les remplacer tout à fait, il est important de
nous souvenir qu’œuvrer, produire des œuvres, appartient à la dignité
humaine. Certes, cela ne se limite pas au travail productif, mais le
travail permet d’y accéder de manière responsable. Comment reconnaître et valoriser l’œuvre de chacun ?
- On a pu regretter que notre réflexion ne
profite pas assez des efforts réels menés dans les grandes entreprises à
la fois pour lutter contre la pollution et réduire l’empreinte
écologique, mais aussi pour améliorer la sécurité et l’hygiène au
travail, ici en France mais aussi partout dans le monde. On a pu
regretter aussi que la dimension politique n’ait pas été assez
considérée. Les transformations à vivre dans nos modes de production et
de consommation comme dans l’organisation du travail ne peuvent en
rester à des réalisations de taille petite ou moyenne. Seules les
grandes entreprises et les États peuvent avoir une action à l’échelle de
l’urgence et des défis écologiques comme à celles des défis sociaux.
Nous aurons sans doute à oser une parole publique plus forte, relayant
celle du Saint-Père.
- Ces trois réflexions permettent de vérifier que la question écologique et la question sociale sont intimement liées.
Nous le vérifierons encore lors de notre session prochaine de novembre
dont le thème sera : « Cri de la terre et cri des pauvres ». L’humanité
ne peut faire avancer son histoire sur les débris qu’elle sème.
- ces réflexions me conduisent à une autre qui
s’éloigne un peu de nos réflexions de cette session mais que le contexte
social présent rend nécessaire. Le racisme et les questions de « genre »
ne cessent de revenir habiter notre débat public. Le soupçon que tel
comportement est raciste ou déterminé par des préjugés non critiqués
semble constant dans la société. Il y a là quelque chose d’épuisant.
Mais nous devrions, nous chrétiens, y être attentifs. Ce que le Seigneur
nous révèle de nos œuvres et du péché devrait nous convaincre que nous
ne sommes jamais indemnes de ces comportements. Des siècles de pratique
de l’esclavage et de colonisation ont inscrit dans le tréfonds de nos
regards, de nos pensées, dans nos réflexes, des manières de comprendre,
d’analyser, de juger dont on ne guérit pas avec un peu de bonne volonté.
Je l’ai dit : notre humanité accède à une lucidité jamais atteinte.
Elle pourrait faire douter que des relations fraternelles soient
possibles. Notre foi dans le Christ nous aide à comprendre que nos
œuvres soient toujours entachées de ce que nous ne voudrions pas y
mettre, mais qui s’y ajoute que nous le voulions ou non. Le désir d’être
gentils les uns envers les autres et même le partage de la même foi ne
suffisent pas à guérir totalement les relations entre des êtres humains
nécessairement différents. La foi dans
le Christ, si nous écoutons sa parole, nous appelle à être toujours
plus attentifs les uns les autres à ce que nous portons en nous.
- dans ce contexte, notre déclaration du 1er février sur l’antisémitisme
est importante. Nous y avons affirmé que guérir de l’antisémitisme
serait la pierre de touche de l’accès à une fraternité universelle
véritable. Il ne suffit pas devant le Seigneur de nous payer de mots. La
purification de nos cœurs et de nos esprits est un effort constant. De
ce point de vue, un travail sur la notion d’accomplissement, mais aussi
sur la figure évangélique du Pharisien comme une analyse mieux partagée
de ceux que saint Jean appelle « les Juifs » seront d’une grande
utilité.
Quant à la vie de l’Église. L’Église
devrait être au milieu de l’humanité la promesse de la « maison commune
» où Dieu et les êtres humains se retrouvent dans la paix et la joie de
l’alliance. Elle l’est sacramentellement ; elle ne l’est pas
toujours dans les faits. Nous le savions depuis longtemps. Nous savions
qu’à l’échelle de nos communautés, de nos paroisses, de nos mouvements,
des jeux de pouvoir sont toujours possibles, plus ou moins graves, plus
ou moins risibles, que les frottements des caractères et des
tempéraments sont inévitables. Plus d’ailleurs nous essayons d’agir
ensemble pour ce qui nous tient profondément à cœur, plus il faut
redoubler d’efforts pour supporter que tous les autres ne pensent pas ou
ne réagissent pas comme soi. Nous avions pris conscience que des
actions où des siècles passés ont pu voir comme une manière nécessaire
de mener la mission de l’Église comme l’Inquisition pour le service de
la vérité contredisaient l’essence même de la foi et que des œuvres où
les siècles passés voyaient de la grandeur comme les croisades mais
aussi les missions devaient être analysées avec lucidité. Mais nous
avons découvert que notre Église transportait du mal dans ce qui pouvait
paraître être son activité la plus positive, son œuvre éducative, son
service de la croissance spirituelle des enfants et des jeunes. Les
récits des personnes victimes rendus possibles par quelques-unes qui ont
eu le courage de parler publiquement ont fait réaliser d’une part que
ces drames n’étaient pas que quelques unités qui pourraient être
attribuées aux fatalités de l’histoire, si tant est qu’un tel
raisonnement soit chrétiennement tenable, mais qu’ils étaient aussi
beaucoup plus destructeurs que ce que l’on croyait ou avait voulu
croire.
Depuis l’an 2000, l’Église en France s’efforce d’être attentive et réactive sur ce sujet. Depuis 2016, nous avons pris conscience que notre action n’était pas à la hauteur de la réalité. Nous
avons travaillé, en nous efforçant d’écouter les personnes victimes et
aussi des experts extérieurs ; nous avons œuvré pour construire entre
nous évêques la convergence la plus profonde possible. Ce fut notamment
le but de notre assemblée extraordinaire de la fin février. Car c’est
l’œuvre du Malin de diviser toujours. Nous avons cherché à comprendre ce
que Dieu attendait de nous, de notre génération d’évêques pour le bien
du Corps entier de l’Église, en tout cas de l’Église catholique en
France, et le service de l’humanité. Nous
avons tâtonné pour trouver comment faire du bien aux personnes victimes
qui ont tant souffert, non seulement des violences et agressions
sexuelles subies mais aussi de l’indifférence, de l’incapacité de leur
entourage de voir et de deviner ou d’entendre, de l’incapacité de
l’Église, dans ses communautés et dans ses responsables, de mesurer ce
qu’elles vivaient et supportaient dans le fil des jours, au-delà même
des actes subis. Nous éprouvons de la colère mais surtout de la
tristesse et de la honte en pensant que des prêtres ont pu user du
pouvoir que le Christ leur avait donné et que l’Église leur avait confié
pour commettre des œuvres de mort sur des enfants et des jeunes.
Dans cette assemblée nous avons pris des mesures
concernant notre relation aux personnes victimes, concernant
l’organisation de notre Conférence afin que la prévention soit inscrite
au cœur de nos activités et aussi la transformation des relations
pastorales, concernant enfin les moyens d’instruire les faits qui nous
sont ou qui nous seraient révélés de la manière la plus juste et la plus
efficace. Ces décisions sont exprimées en une série de onze résolutions
dont la première donne le cadre général en détaillant les modes de
responsabilité que nous reconnaissons à l’égard du passé, du présent et
de l’avenir. Ces résolutions seront publiées dans un instant. Je ne vais
pas les détailler ici. Ces
résolutions s’accompagnent d’une lettre que nous adressons à tous les
catholiques de France et à tous ceux et celles qui voudront la lire. Pour la première fois, nous prenons la parole ensemble envers tous sur ce sujet. Cette lettre, je ne vais pas la reprendre ici non plus. Je voudrais juste ajouter trois paroles.
-la première à l’égard des personnes victimes.
Je remercie ceux et celles qui ont parlé et qui nous parlent. Je
voudrais les assurer que nous avons pris et prenons leur parole au
sérieux. Nous voulons continuer à vous écouter et à travailler avec
vous. Nous espérons que les dispositions que nous avons prises
contribuerons à votre chemin de vie. Ce qui vous a été arraché ne peut
vous être rendu, ne peut être réparé, nous le savons bien, mais nous ne
pouvons pas rester sans rien faire, sans rien tenter. Vous avez surmonté
comme vous avez pu ce drame. Vous avez construit vos vies, chacun à sa
manière chacun selon sa propre histoire. Nous voulons mobiliser les
moyens de vous accompagner, matériellement et spirituellement, selon ce
que vous désirerez. Nous savons que nous pouvons facilement vous
blesser, vous effrayer. Ce que vous avez subi nous révèle une prégnance
du mal que nous ne voulions pas regarder. Nous sommes conscients que nos
gestes les plus saints ont été utilisés contre vous. Nous en avons du
dégoût, nous évêques comme les prêtres et les fidèles, mais nous vous
devons de reprendre notre manière d’exercer et de comprendre le
ministère apostolique que le Seigneur nous a confié.
- la seconde parole est pour les fidèles catholiques.
Vous avez appris ces violences et ces crimes avec effroi, vous en êtes
choqués, déçus, bouleversés. Tout le Corps de l’Église se trouve atteint
par ce mal mis au jour. Nous devons ensemble prendre soin les uns des
autres. Soigner n’est pas qu’un accompagnement plein de douceur. Il y
faut aussi des décisions rudes, il y faut toujours un travail de vérité,
un travail de diagnostic, rigoureux. Nous voulons le poursuivre au long
des années. Nous vous appelons à nous aider à accompagner les personnes
victimes. Ceux et celles qui parlent nous aident. Ceux et celles qui ne
parlent pas ont besoin de sentir que nous ne chercherons pas à
minimiser ce qu’ils ou elles supportent. Notre Église peut gagner en
fraternité aussi dans cette attention.
- enfin une parole pour les prêtres.
Il est horrible pour vous de découvrir que tel de vos frères a pu
commettre de tels actes. Dans la mesure où certains ont abusé de leur
ministère, nous tous, ordonnés, configurés au Christ Pasteur, nous nous
interrogeons sur notre propre pratique. De quelles ambiguïtés ma manière
de célébrer les sacrements, d’approcher les personnes, de recevoir le
secret de leur âme, peut-elle être entachée ? Nous découvrons en nos
frères la force de pulsions dont nous aurions pu espérer que le
sacrement du baptême et celui de l’ordre et le sacrement du pardon nous
préserveraient. Pourtant, notre ministère est un ministère de vie et de
bonté. Pourtant, le Christ notre Seigneur est bien Celui qui a vaincu la
mort et le péché et les sacrements qu’il nous donne de célébrer pour
son peuple et la Parole qu’il nous charge de porter font advenir son
règne, la libération de l’humanité de tout mal et de toute mort,
l’espérance formidable que nos vies terrestres toujours mêlées de mort
débouchent dans la communion éternelle. Dans le sacrement du pardon,
vous approchez au plus près du mystère des âmes et du péché. Vous êtes
témoins du travail de l’Esprit-Saint qui rend un être humain capable de
désigner le mal qu’il fait et de choisir de ne pas en rester prisonnier
en se mettant sous la force du Christ. Vous êtes les témoins et les
agents de l’infinie patience de Dieu qui travaille parfois lentement
dans le cœur des pécheurs pour les détacher du mal. Le secret de la
confession n’est en rien complicité avec le mal et moins encore
complaisance pour des confidences étonnantes. A travers nous, le
pénitent s’adresse à Dieu et nous sommes les signes de l’écoute
indéfiniment disponible du Dieu vivant.
Frères et sœurs, chers amis, au cœur de notre
assemblée, hier jeudi, nous avons célébré l’Annonciation à Marie. Nous y
avons contemplé ensemble le mystère invisible du dépouillement que le
Fils bien-aimé a consenti pour entrer tout entier dans notre condition
humaine, pour la prendre pour lui totalement, dans toute sa profondeur, «
excepté le péché » non pour être différent de nous, mais parce que
seule la sainteté permet la totale solidarité, et le mystère un peu plus
visible du « oui » de Marie. D’elle, l’Immaculée, la belle Dame de
Massabielle, nous recevons l’assurance qu’un « oui » plein, sans ombre,
sans ambiguïté, est monté de notre humanité vers Dieu et qu’aucun mal,
aucune trahison, ne peut défaire le nœud de l’alliance nouvelle et
éternelle, scellée dans le Christ, vrai Dieu et vrai homme, et en Marie,
sa Mère et notre Mère.
Nous confions à Marie les décisions que nous avons prises. Elles décevront certains, elles étonneront d’autres. Elles sont modestes en fait, mais elles nous engagent pour l’avenir. Puissent-elles contribuer à ce que l’Église, notre Église catholique en France, devienne une « maison sûre » et soit le gage pour beaucoup de la « maison commune » où Dieu nous appelle.
Mgr Eric de Moulins-Beaufort, archevêque de
Reims et président de la Conférence des évêques de France, à Lourdes, le
26 mars 2021
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