5. Jeudi saint, la première messe
Pourquoi allons-nous à la messe ?
Parce que nous avons faim et soif. C’est un repas. Si nous sommes
repus, nous n’avons aucun besoin d’aller nous déranger pour manger. Mais
de quelle faim et de quelle soif parle-t-on ?
Dans les tentations au désert, Jésus ne mange ni ne boit pendant 40
jours. Il s’agit donc bien d’une faim et d’une soif concrètes,
physiques. C’est le sens du jeûne eucharistique (qui n’est que d’une
heure pas de 40 jours !)
Mais évidemment il y a aussi un sens spirituel, plus profond à cette
faim lorsque Jésus répond à la tentation du diable : « L'homme ne vit
pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu
» (Matthieu 4, 4).
La manne
La question essentielle de la faim nous renvoie à un épisode du livre
de l’Exode au chapitre 16. Les Hébreux aussi ont faim. C’est souvent le
cas dans le désert. Ils se plaignent. Ce qui est un peu leur pain
quotidien. Et voici ce que le Seigneur leur donne.
Lorsque la couche de rosée s’évapora, il y avait, à la surface du
désert, une fine croûte, quelque chose de fin comme du givre, sur le
sol. Quand ils virent cela, les fils d’Israël se dirent l’un à l’autre :
« Mann hou ? » (ce qui veut dire : Qu’est-ce que c’est ?), car ils ne
savaient pas ce que c’était. Moïse leur dit : « C’est le pain que le
Seigneur vous donne à manger. La maison d’Israël donna à ce pain le nom
de « manne ». C’était comme de la graine de coriandre, de couleur
blanche, au goût de beignet au miel. (Exode 16,14-15.31). Nous pourrions
lire toute la Bible avec cette clef d’interprétation : « On mange quoi ?
On boit quoi ? »
Manger le mystère
Puisque dès le commencement, souvenons-nous d’Adam et Eve, il est
question de manger. Or la manne, la nourriture du ciel est précisément
une question : « mann hou ? » en hébreu « Qu’est-ce que c’est ? » On
mange la manne signifie littéralement on mange « quoi ? », on mange le «
Qu’est-ce que c’est ? » On mange une question. Donc non seulement la
manne nourrit concrètement avec ce petit goût de miel bienvenue mais mes
questions aussi me nourrissent, me font vivre. Tout cela est essentiel
pour entrer dans la compréhension de l’eucharistie. Si ce pain que je
mange est bien la manne, le pain du ciel, le « Qu’est-ce que c’est ? »
Toute tentative de réduire la question ou de la résoudre en aplatissant
le mystère passe complètement à côté de l’enjeu vital de l’eucharistie.
Le pain de l’eucharistie n’est pas un pain ordinaire qui serait
symboliquement ou seulement en image le corps du Christ. Cette
interprétation est fausse bibliquement puisqu’elle ne prend aucun compte
du contexte de l’eucharistie et de tous les épisodes bibliques qui ont
précédé et conduit au jeudi saint.
Pourquoi l’Eucharistie ?
Saint Thomas d’Aquin a réfléchi longtemps sur le mystère de
l’Eucharistie. Pourquoi ? Comment ? Pourquoi était-il nécessaire ce
sacrement si particulier ? Il nous faut baliser le terrain.
Notre première certitude, c’est que notre salut est acquis par Jésus
sur le Golgotha une fois pour toutes. Là l’amour de Dieu, l’amour qui
sauve, l’amour qui pardonne les péchés, l’amour qui guérit notre nature,
l’amour qui restaure la création est donné aux hommes. C’est le centre
de notre foi. L’amour de Dieu a traversé pour nous la mort et a
transformé pour nous la mort en un passage vers la vie éternelle.
Notre deuxième certitude, c’est que l’Eucharistie rend présent ce
sacrifice. Il ne le renouvelle pas. Jésus ne souffre pas davantage à
chaque messe. Tout est déjà accompli sur la croix.
Alors pourquoi l’Eucharistie ? Nous pourrons résumer ainsi le rapport
entre la mort et la résurrection de Jésus et l’Eucharistie :
Sur la croix l’amour de Dieu est donné. A la messe, à travers le mode
sacramentel du sacrifice du Christ, l’amour de Dieu est reçu.
Autrement dit : Tout nous a été donné par la Croix de Jésus. Mais rien n’était encore répandu dans le monde et dans l’histoire.
Le mode sacramentel de l’Eucharistie nous est donné par Jésus pour
répandre dans le monde et dans l’histoire, dans l’espace et dans le
temps, son amour donné sur la Croix, son pardon et son salut. Le salut
est donné mais si nous ne venons pas le recevoir, il ne se répandra pas.
L’Eucharistie, et l’heure du Christ
Ça c’était la question du pourquoi ? Maintenant la question du
comment… Peut-être vous souvenez vous dans l’évangile de Jean, très
souvent il est fait mention de l’heure de Jésus. D’abord à Cana, puis
plusieurs fois dans l’évangile, Jésus répète : « Mon heure n’est pas
encore venue » (Jean 7, 6). Qu’est-ce que c’est que cette heure de Jésus
? Cette heure, c’est le moment de son passage vers le Père. C’est le
moment où Jésus va ouvrir ce passage à travers la mort, d’abord la
sienne puis celle de tout homme.
Cette heure commence donc le jeudi saint avant l’institution de
l’Eucharistie et continue jusqu’à sa mort et sa résurrection. Cette
heure de Jésus est essentielle. Pourquoi ? Parce qu’elle unit de manière
indissoluble ce que fait Jésus le jeudi saint à la Cène et le fait de
donner sa vie le vendredi saint à la croix et le fait de vaincre la mort
en ressuscitant. La cène, la croix et la résurrection ne sont pas
dissociées dans la mission de Jésus. C’est un seul événement : le don de
sa vie par le don de son corps.
Que se passe-t-il pendant l’Eucharistie ?
Alors maintenant, regardons plus en détail ce mystère de
l’Eucharistie : Qu’est-ce qu’il se passe au moment de la consécration ?
Le pain et le vin deviennent réellement le corps et le sang de Jésus.
Nous allons donc faire un peu de théologie. Nous appelons ce mystère de
la transsubstantiation.
Dans une chose, nous distinguons la substance (ce qu’est la chose)
des accidents (les contours, la forme la couleur)… Dans notre expérience
quotidienne, nous connaissons le mode de la transformation,
c’est-à-dire que nous changeons la forme d’une chose et donc la chose
change en apparence (quand nous repeignons une table avec une autre
couleur par exemple) ou bien en substance (quand nous transformons la
table en porte). Dans la transsubstantiation, c’est exactement
l’inverse. La forme ne change pas, mais c’est ce qu’est la chose qui
change.
Ce mode sacramentel permet de nous faire toucher dans la foi, mais
réellement et donc physiquement aussi le mystère de notre salut. Dans ce
genre de situations, on ne perd jamais son temps à lire du Benoît XVI
pour comprendre ce que signifie la présence réelle du Christ dans
l’Eucharistie :
« Dans l'Eucharistie, le Seigneur nous donne son corps glorieux. Il
ne nous donne pas sa chair à manger au sens biologique. Il se donne
lui-même, nouveauté qu'il est. Il entre dans mon « être » en tant que
personne et il nous touche intérieurement avec son être, de façon à ce
que nous puissions nous laisser pénétrer par sa présence, transformer en
sa présence. C'est un point important car nous sommes ainsi déjà en
contact avec cette nouvelle vie : la vie éternelle qui entre en moi et
qui me tire vers au-delà de moi, en hauteur. Un peu plus vers le ciel à
chaque fois. Il ne s'agit pas d'enregistrer des choses que nous ne
pouvons pas comprendre, mais d'être en chemin vers la nouveauté qui
commence, toujours, de nouveau, dans l'Eucharistie. »
Cela a une conséquence importante et concrète.
L’Eucharistie, ça change quoi ?
Qu'est-ce que cela change de communier au fait ? Cela change tout et
en profondeur. Communier ne signifie pas manger Jésus dans son estomac
mais laisser entrer la vie de Jésus dans tout mon corps et dans toute ma
vie. Je laisse Celui qui est l'amour vrai m'aimer vraiment afin, moi
aussi, d’aimer en vérité. C’est pourquoi Saint Thomas d’Aquin rappelle
que l’eucharistie est bien le sacrement de la charité, de la communion.
En effet, manger n’importe quel aliment assimile cet aliment à mon
corps. Je ne deviens pas du pain, c’est le pain qui devient moi.
Communier au corps du Christ à l’inverse me transforme : je deviens ce
que je reçois. Je suis membre vivant de ce corps et je suis désormais
intimement lié à tous ceux qui ont communié avec moi au corps du Christ.
C’est ce que saint Augustin expliquait aux nouveaux baptisés au début du 5e siècle :
« Comment ce pain est-il son corps, et cette coupe, ou plutôt son
contenu, peut-il être son sang ? Mes frères, c’est cela que l’on appelle
des sacrements : ils montrent une réalité, et en font comprendre une
autre. Ce que nous voyons est une apparence corporelle, tandis que ce
que nous comprenons est un fruit spirituel. Si vous voulez comprendre ce
qu’est le corps du Christ, écoutez l’Apôtre, qui dit aux fidèles : Vous
êtes le corps du Christ, et chacun pour votre part, vous êtes les
membres de ce corps (1 Co 12,17). Donc, si c’est vous qui êtes le corps
du Christ et ses membres, c’est votre mystère qui se trouve sur la table
du Seigneur, et c’est votre mystère que vous recevez. À cela, que vous
êtes, vous répondez : "Amen", et par cette réponse, vous y souscrivez.
On vous dit : "Le corps du Christ", et vous répondez "Amen". Soyez donc
membres du corps du Christ, pour que cet Amen soit véridique. (…) Soyez
ce que vous voyez, et recevez ce que vous êtes. »
Amen !
Pour aller plus loin :
Nicolas Burle, La messe est (bientôt) finie ?, Cerf, Paris, 2020. |