Mgr Vincent Jordy sur l’euthanasie : « Nous avons dit : “Attention !” »
article de Jean-Marie Dumont
Mgr Vincent Jordy, archevêque de
Tours et vice-président de la Conférence des évêques de France (CEF), a
été reçu le 26 septembre par Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée
aux professions de santé qui a débuté des consultations dans le cadre du
débat sur la fin de vie lancé par l’Elysée. Il raconte.
Comment avez-vous été amenés à rencontrer Agnès Firmin Le Bodo ?
C’est elle qui nous a sollicités. Une réflexion s’est ouverte sur la
fin de vie, avec la question de l’éventuelle ouverture de la loi au
suicide assisté ou à l’euthanasie. Ce travail a notamment été confié au
Conseil économique, social et environnemental (CESE), mais il associe
aussi un certain nombre d’autres acteurs, comme les Agences régionales
de santé. La ministre [chargée de mener les consultations qui ont lieu
en dehors de la Convention citoyenne, ndlr] cherche à consulter ceux qui
seront appeler à participer d’une manière ou d’une autre à cette
réflexion, notamment les cultes.
Comment s’est passée cette rencontre ?
La ministre nous a surtout délivré une sorte de discours sur la
méthode, en nous disant “voilà où nous en sommes” et “voilà comment les
choses vont se passer” : la Convention citoyenne, le travail avec les
parlementaires, les groupes de soignants, les diverses personnalités qui
seront consultées et amenées à se positionner. Elle nous a exprimé son
souhait d’un débat qui soit « apaisé ». Elle a aussi formulé trois
points d’attention en lien avec la législation qui se prépare : les
soins palliatifs, la question de la liberté et celle, plus générale et
douloureuse, de l’impact de la crise du Covid sur la fin de vie. Dans un
deuxième temps, nous avons – j’étais avec Mgr Pierre d’Ornellas,
responsable du groupe de travail Bioéthique de la CEF – pris la parole.
Que lui avez-vous dit ?
J’ai surtout posé le cadre, en interrogeant l’opportunité de changer
la loi. On nous dit beaucoup que la majorité des Français sont prêts.
Mais on peut aussi observer qu’ils ont été préparés, dans la culture, au
cinéma, dans les médias… la question étant à peu près toujours amenée
sous le même angle, très compassionnel et très affectif. Or le sujet
n’est pas aussi simple que cela : se dire qu’on est pour l’euthanasie
active en regardant une série sur son canapé est autre chose que d’être
soi-même confronté à la question pour quelqu’un ou pour soi-même. La
question de l’opportunité est d’autant plus forte dans une société où il
y a d’autres urgences. Il y a aussi une vraie question sur
l’information des personnes.
Dans quel sens ?
La loi Claeys-Leonetti de 2016, qui n’a pas été évaluée – la ministre
nous a confirmé qu’une évaluation aurait lieu à partir de novembre –,
est encore très mal connue. Beaucoup de Français ne comprennent rien du
tout par exemple aux directives anticipées. J’ai moi-même dû les remplir
pour une intervention bénigne pour laquelle on me l’a demandé et
j’avoue que j’ai eu l’impression qu’il fallait sortir de Normale Sup
pour le faire. Ce qui ressort, c’est la carence de l’Etat. On a
l’impression qu’on veut refaire une loi qui existe mais qui n’est pas
correctement mise en œuvre. Dans 26 départements français, il n’y a pas
encore d’unités de soins palliatifs.
Avez-vous évoqué les modalités du « débat » avec Madame Firmin Le Bodo ?
Je lui ai dit que notre attention se portait sur la manière de le
conduire. Car on a quand même un peu l’impression, quand on écoute le
Conseil consultatif national d’éthique et le Conseil économique, social
et environnemental [qui mènera la Convention citoyenne, ndlr], voire
même le président de la République, que le débat est déjà fait. Pour la
crédibilité de notre République et de la démocratie, il faut qu’il y ait
un vrai débat. La ministre, de son côté, a bien sûr évoqué la question
de la liberté des personnes. On parle aujourd’hui beaucoup de la liberté
de choix à ce sujet, or nous savons que les personnes qui arrivent à
cette étape de leur vie ont souvent une liberté qui est très
conditionnée par un certain nombre de facteurs.
Il y a aussi l’idée de créer un nouveau droit…
C’est intéressant de poser la question de la création d’un nouveau
droit subjectif -- le droit à l’assistance au suicide ou à l’euthanasie
active –, mais ce qu’il faut bien voir c’est que c’est un droit qui
affecte toute la société. Prétendre que c’est au nom d’un droit
personnel qu’on pourrait décider à quel moment on va mourir concerne
toute la société car ce « droit » passe forcément par un tiers. En
effet, dans le suicide assisté, je demande de l’aide à quelqu’un ; dans
le cas d’une « euthanasie active », c’est un tiers qui va presser le
bouton ou mettre en place un produit létal. Par ailleurs, il faut aussi
lier cette question à celle du grand âge. Le nombre de personnes
atteignant le grand âge augmentant, certaines tentations peuvent naître.
Dans son dialogue avec Marie de Hennezel que j’ai cité à la ministre,
François Mitterrand dit ceci : le jour où on autorisera un médecin à
supprimer une personne, on entrera dans la barbarie. On expliquera à des
personnes d’un certain âge qu’elles peuvent avoir l’élégance de s’en
aller pour ne pas peser. C’est une vraie question. Que préparons-nous ?
Lors des dernières lois de bioéthique, l’Eglise a dit
qu’elle avait l’impression d’être beaucoup écoutée mais pas entendue.
Avez-vous eu l’impression d’être écouté et entendu ?
Mgr d’Ornellas lui-même a repris la formule. Il a fait remarquer à la
ministre que, souvent, sur les questions de bioéthique, on discute
beaucoup mais on dialogue peu. Les arguments des uns et ceux des autres
sont exprimés. Mais les arguments de ceux qui ne sont pas en accord avec
ceux qui conduisent les travaux ne sont pas nécessairement intégrés.
C’est une vraie question. Nous avons donc dit : « Attention ! » Ce matin
je lisais un article de Marcel Gauchet disant que la société française
est dans une situation épouvantable, à tous niveaux : déclassement
social, une série de réalités régaliennes qui ne fonctionnent plus ou
mal : hôpital, école... On se pose des questions un peu partout. Il ne
faudrait pas rajouter du désespoir au désespoir. Et en particulier en
donnant le sentiment qu’on a intégré les gens dans une réflexion mais
qu’on ne les a justement pas écoutés. Et donc qu’il y en a qui ne
comptent pas ou ne comptent plus, et que les décisions se prennent sans
que vraiment tous les Français puissent participer à cette réflexion.
Avez-vous noté des points de convergence ?
Oui. Sur la méthode qui va encadrer cette réflexion, nous avons
évoqué en particulier l’esprit « apaisé » dans lequel nous souhaiterions
que ce débat ait lieu. Nous avons dit qu’il nous fallait pouvoir
écouter les positions des uns et des autres et chercher à trouver une
manière de faire en sorte que soient au centre le respect de la personne
humaine et la fraternité. Nous sommes d’accord pour dire que nous avons
besoin d’un dialogue qui ne se vive pas dans l’outrance ou dans la
violence, qui puisse être constructif. Mais nous demandons à voir.
Le précédent des états généraux de la bioéthique ne pousse pas à faire confiance…
Le débat ne pourra se faire que dans des conditions respectueuses. Il
y aura la convention citoyenne, dans le cadre de laquelle des Français
seront invités à se prononcer, et d’autres débats qui auront lieu,
certainement au niveau local. Je sais bien que la dernière expérience,
lors de la dernière révision des lois de bioéthique, s’est un peu
terminée en queue de poisson, je me suis d’ailleurs permis de le dire à
la ministre. Je lui ai également rappelé que les membres de la
convention sur le climat, appelés à voter sur la qualité de qu’ils
avaient fait, avaient donné une note de 3,3 sur 10. Cela veut dire qu’il
faut désormais faire les choses avec sérieux. Car il y a beaucoup de
désespoir en France, un vrai mécontentement, et même une sorte de
violence qui monte dans la société. Ce débat est peut-être aussi
l’occasion d’avoir une réflexion fondamentale sur ce qu’est la vie, la
fin de vie, le respect de l’autre, l’accompagnement de la personne, la
fraternité. S’il est bien mené, il peut peut-être aussi apporter un
bénéfice à la qualité des relations sociales dans son ensemble.
Engager un « débat » pour changer la loi, n’est-ce pas déjà
influencer les débats dans le sens de la légalisation du suicide assisté
et de l’euthanasie ?
Bien évidemment. C’est le principe du toboggan, comme le disent
certains. On entend aussi des personnes se référer à des sondages pour
affirmer que les Français seraient « prêts ». Or, par exemple, en 2016,
un sondage avait été fait sur la fin de vie par le même institut à trois
semaines de différences, avec deux questions formulées de manière
légèrement différente, et les résultats étaient complètement
contradictoires. Cela montre bien que selon la manière dont on pose la
question on induit la réponse. J’ai souligné aussi auprès de Madame
Firmin Le Bodo que dans l’Oregon, Etat américain qui a fait le choix de
mettre en œuvre le suicide assisté, sur 100 personnes qui demandent ce
suicide, 50% viennent chercher la substance létale et 30% des 50%
l’utilisent. De la première idée à la mise en œuvre, il y a tout un
processus et donc on est dans de la complexité. A nous donc d’essayer de
permettre que ce soit un débat et qu’il ne s’agisse pas d’entériner
simplement des choses qui sont déjà décidées.
Les laïcs attendent que l’Eglise exprime une parole claire
sur ces thèmes. Les encouragez-vous à prendre eux aussi la parole sur
ces sujets notamment dans les médias ?
Bien évidemment. C’est tout le sens de la société civile. Je rappelle
que la laïcité concerne l’Etat, pas la société. Dans la société, le
débat est ouvert. J’invite bien évidemment les catholiques à prendre
leur part, de manière réfléchie, et, comme dit l’apôtre Pierre dans sa
première épître, à rendre raison de l’espérance qui est en nous,
toujours avec respect.
Fin de vie : "Organiser le suicide assisté c'est renoncer à accompagner chacun dans la vie", affirme Mgr Eric de Moulins-Beaufort
La loi sur la fin de vie pourrait évoluer prochainement. C’est en
tout cas la porte entrouverte par Emmanuel Macron, annonçant il y a
quelques semaines le lancement d’une convention citoyenne sur la fin de
vie, qui se déroulera d’octobre à mars. Dans le même temps, le comité
consultatif national d’éthique a jugé qu’une aide active à mourir
pourrait s’appliquer en France. Mgr Eric de Moulins Beaufort, archevêque
de Reims et président de la Conférence des évêques de France, a pu
exprimer son inquiétude à Emmanuel Macron. Il était l'invité de la
Matinale RCF. |